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  • Photo du rédacteurAlain Mihelic

Cuir de Russie

Je garde en mémoire depuis toujours, l’expression « Cuir de Russie ». Peut-être vient-elle de ces romans de Tchekhov ou Gogol, lus dans l’adolescence. À quoi cette expression correspondait-elle, pourquoi et comment cette spécialité aurait-elle disparue ? Ne reste-t-il qu’une locution, et qu’une étiquette sur un flacon de parfum Chanel. Ou tout n’était-il qu’invention et littérature, sans fondement réel ? Bref, existait-il vraiment ce Cuir de Russie ?

En cherchant, j’ai compris que je n’étais pas le seul à soulever la question. Comment une vraie spécialité reconnue avait-elle pu disparaitre sans lutter ?


Note : Cette rubrique s'inscrit dans la continuité de l’article : « Huile ou Brai de Bouleau ».


Le Tannage des Peaux : Gare aux Narines !


Le Tannage du cuir était une production terriblement malodorante (trempage, suppuration et ébullition des fientes de poulet en particulier), et le cuir fini avait lui aussi une odeur désagréable (ceux qui le souhaitent peuvent le vérifier dans les manufactures indiennes ou marocaines). Rien que du bonheur !

Pour répondre aux désirs de la clientèle, les artisans maroquiniers ont commencé à saturer le cuir de diverses compositions d'huiles parfumées. Le métier même de parfumeur en France était associé à l'aromatisation du cuir - les parfumeurs étaient également des maîtres dans la fabrication de gants (le titre de Maîtres Parfumeurs et Gantiers lui fut décerné en 1614), et Grasse devint le centre de cet artisanat au XVIIe siècle. Les parfumeurs de Grasse utilisaient de l'ambre, de la civétine, du musc, du romarin. Le cuir espagnol (Peau d'Espagne) était parfumé à l'eau de rose et de jasmin, cannelle, ambre, camphre, huile de cèdre et de bois de santal, musc. Le cuir en Italie sentait l'amande douce, l'iris, le musc, l'ambre et la civette.


Donc chacun y allait de son déodorant particulier, pour faire oublier qu’on portait et utilisait au quotidien la peau d’un cadavre. Et Boum.



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« Des changements de Peau, qui sont parfois des changements d’âme »


Le Cuir de Russie


« Le cuir de Russie se distingue des autres types de cuir par deux étapes de traitement. D’abord le cuir de vachette est tanné à l'aide d’écorces naturelles. La peau de l’animal, une fois rincée et préparée, baigne dans une eau froide avec des écorces broyées, un peu comme une infusion, et ce pendant un à deux ans. Puis, après le tannage , la face arrière du cuir est travaillée à l' huile de bouleau. Il en résulte un cuir souple, flexible et imperméabilisé. De plus, l'imprégnation de cette huile le rend antifongique et insecticide. Ce cuir était un bien d'exportation majeur de la Russie aux XVIIe et XVIIIe siècles en raison, de sa haute qualité, de son utilité à diverses fins et de la difficulté de reproduire sa fabrication ailleurs, de par l’omniprésence locale de la matière première : le Bouleau.



Le Procédé de production


La production du cuir nécessitait trois étapes :


  • Le Tannage du cuir : Il s'agissait d'un processus de tannage aux écorces, semblable à d'autres cuirs tannés aux végétaux.


  • La Saturation de la peau tannée avec de l'huile de bouleau : c’était de la partie la plus distinctive du processus, conférant au cuir russe sa résistance à l'eau et son odeur distinctive.


  • Plus tard, le cuir de Russie a été usiné pour donner une texture de surface décorative. Cela fut fait en le marquant avec un rouleau en laiton, rainuré, et deux fois dans des directions légèrement différentes pour donner un effet de hachures en losanges.


  • La Teinte du cuir en rouge ou noir. Ce n'était pas une partie essentielle, mais ces teintes étaient caractéristiques du produit fini. Cette teinte était obtenue avec une liqueur alcaline en y faisant bouillir des copeaux de bois de santal rouge.


  • Généralement, les tanneurs utilisaient les écorces des arbres de leur proche environnement. Par exemple, en France les peaux étaient tannées avec du chêne et du châtaignier. L’analyse faite, sur des échantillons originaux de cuir de Russie, a permis d’obtenir une sélection d’essences utilisées. Il s’agissait d’écorces de saule et de bouleau, arbres que l’on trouve bien sûr dans toutes les régions autour de Moscou.


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Le grain est à deux trames croisées, formant de petits losanges irréguliers

  • Le cuir utilisé était un cuir de vachette qui est à la fois fin et résistant et peut être utilisé en extérieur. Il était donc employé pour les traîneaux, la sellerie, les bottes, les capotes de voiture, les fourreaux d’épée, etc. Des relieurs étaient et sont toujours intéressés par ce cuir qui protège des moisissures et repousse les insectes, des qualités très appréciées par les bibliothécaires.


  • Il existait au debut du vingtieme siecle, une dizaine de tanneries importantes dans la région de Moscou comme, par exemple a : Vladimir, Kostroma, Yaroslav, Pskov, Vologda, Nijni-Novgorod et Arzamas ou des villes plus orientales comme Kazan et Ekaterinbourg.


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« Il n’y a pas de plus fin, de plus beau que la peau d’une jolie »..... vachette

Un peu de douceur technique


Le grain donc, est à deux trames croisées, formant de petits losanges irréguliers et allongés. Du fait de son tannage très spécifique, sa teinte est profonde et nuancée, d’un brun-rouge assez soutenu. Au toucher, il est rond et souple. Mais c’est son parfum qui aura valu au cuir de Russie sa grande renommée, inspirant notamment la fragrance éponyme à la maison Chanel (voir ci-dessous). Puissant et suave, on y trouve entres autres des notes de Lapsang-Souchong, de goudron, et de whisky tourbé. Enfin, le Youfte possède deux propriétés pour le moins surprenantes : il repousse les insectes et résiste particulièrement bien à l’humidité et à l’eau. Ces deux caractéristiques en firent un cuir particulièrement intéressant pour la reliure et la gainerie de bibliothèques, mais aussi pour la confection de bottes de soldats, pour toutes sortes d’objets précieux, de coffrets ou d’éléments de décorations raffinés. On le retrouvait ainsi par exemple sur le harnachement de cérémonie de Charles X et la poire à poudre de Louis XIII.



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Reliure Pleine Peau


Histoire Moderne : le Retour du Cuir prodige


Depuis toujours, les tanneries de l’empire russe veillaient jalousement sur le secret de leur cuir si précieux. Malgré les nombreuses tentatives, notamment en Suisse et en France au 18ème siècle, jamais il ne sera percé. On a bien deviné la présence d’écorces de boulot et de saule — deux variétés endémiques de Russie centrale, mais ni les ingrédients exacts ni le procédé de tannage ne furent connus dans leur intégralité. Les quelques imitations que l’on trouva en Europe, en particulier à la tannerie Teibert de Saint Germain en Laye n’en furent que de pâles copies. Le secret perdura pendant encore 140 ans, toujours détenu par une poignée de tanneurs.

Malheureusement, en 1917 l’histoire du cuir de Russie connut un terme tragique et, croyait-on, définitif. La révolution bolchévique provoqua la fermeture des tanneries et souvent la déportation de leurs patrons et propriétaires. Sans tanneries et sans la recette de sa fabrication, le fameux Youfte disparu bien vite de la circulation, et bientôt des mémoires.

Il fallut donc attendre 1973 et la découverte de l’épave du Metta Catharina, par des plongeurs de l’archéologie sous-marine de Plymouth (GB) pour que ce cuir légendaire refasse surface.


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Ils ont sauvé la Peau, ils risquaient de l’y laisser la leur

Après trente ans d’efforts, toutes les peaux étaient enfin exhumées. On en retrouva ainsi chez quelques artisans et chez Hermès, qui acquit une poignée de peaux pour créer un Sac à Dépêches. Une jeune française du nom d’Elise Blouet, restauratrice d’objets d’art, vivant en Angleterre, en voyant ces peaux extraordinaires, en sentant leur parfum si particulier, en touchant ce grain inimitable, regretta que le savoir-faire qui permit leur réalisation fût perdu. Elle se lança dans la gageure de retrouver les secrets des tanneurs russes. Sa quête commença en 2011.



Pour reconstituer la liste des ingrédients, et notamment ceux de l’huile utilisée pour nourrir le cuir et qui lui donnent son parfum, elle croisa les différents témoignages et travaux de l’époque, et frappa aux portes de ceux qui auraient pu en savoir d’avantage.

Pour parvenir à son but, elle s’entoura de talents divers, parmi eux :

- La dernière tannerie en Angleterre, à travailler à l’écorce de chêne et surtout à avoir conservé ses bains à la place des tambours modernes, - Le dernier écorceur de France, - Des conservateurs de musées, - Des historiens, - Un traducteur, - Un laboratoire d’analyses, et même - Jean Guichard, nez de la célèbre maison de parfum Givaudan qui lui permit de retrouver l’essence exacte de saule utilisée dans le tannage.

Sous leurs yeux émerveillés, le puzzle prenait forme peu à peu : au saule venait s’ajouter l’huile empyreumatique faite d’écorce blanche de bouleau, obtenue selon une méthode très scrupuleuse, le Pernambouc, une essence du nord-est du Brésil, la noix de galle, de la farine d’avoine, de l’huile de veau marin… Les procédés de tannage, de graissage, de teinture, de corroyage (marquage mécanique du grain) eux aussi livraient leurs secrets.



En russe, le cuir de Russie se dit youfte (Юфть) et des sociétés russes actuelles commercialisent du youfte. Le nom a été gardé car il est synonyme de prestige mais ces sociétés ne vendent pas du véritable cuir de Russie tel que décrit précédemment.



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Baise-en-Ville ? Pas souvent hélas

Cuir de Russie, c'est aussi le Parfum


Les parfums Cuir de Russie ont été produits par de nombreuses maisons de parfums de légende : 4711, Volnay, Godet, Lubin, Guerlain, Houbigant, E. Coudray, Rigaud, Violet, Robert Bienaime, Bertelli, Agnel, LT Piver, Floris, Molinard, Mury, Roger & Gallet. Qui a été le premier à créer Cuir de Russie ?

L'histoire des parfums Cuir de Russie commence au XIXe siècle. Les eaux de Cologne et les parfums Cuir de Russie apparaissent pour la première fois dans les catalogues des sociétés britanniques Eugene Rimmel et The Crown Perfumery et des maisons françaises Georges Delettrez et Guerlain. La date de création primeure reste floue. Cuir de Russie Guerlain est daté par différentes sources de 1872, 1875 et 1890, et Eugène Rimmel - 1865 et 1876. Celui qui fut le premier parfumeur à sortir un tel parfum était en tous cas un vrai expérimentateur courageux. Poétiser et glorifier le goudron de bouleau n'était pas chose facile !


La Mode était ailleurs au 19ème siècle et étaient considérés comme décents, les eaux de Cologne légères aux agrumes et à la lavande, l'ylang et l'eau de rose, les parfums de violette.

Si le musc n'était pas assez décent aux yeux de la bourgeoisie, alors l'odeur du youft russe était considérée comme simplement grossière.

À cette époque, les parfumeurs créent des parfums pour découvrir de nouveaux marchés : le Brésil et les États-Unis, la Russie et l'Inde. Les parfums étaient dédiés à différents pays, les parfums floraux Chinese Bouquet Eugene Rimmel et Bouquet Egyptien Borsari de Parma, Bouquet de Brésilien, Agua de Florida et Miel d'Angleterre ont été créés ... Pour la Russie glaciale, ils ont proposé Moskovskaya Slava de Guerlain et Eau de Cologne Russe de George Delettrez, des parfums chauds de cuir. Les parfumeurs ont trouvé que le thème Cuir de Russie etait potentiellement intéressant pour le marché russe, s'il était ennobli d'ambre et de benjoin , d'encens, et de myrrhe.


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Cuir pleine Fleur évidemment

Et puis est arrivée Chanel :

Ce « Cuir de Russie », de Chanel, sorti en 1927, c'est l'odeur des cavalcades sauvages, des bouffées de fumée légère de tabac et l'odeur de ces bottes imbibées de goudron de bouleau, portées par les soldats russes. Ce parfum sensuel est chargé de senteurs sombres et musquées de baume, d'encens et de bois de genévrier. La fraîcheur fruitée de la mandarine, de l'orange et de la bergamote lui apporte une note audacieuse, avant de laisser place à la grâce et à la sophistication des fleurs divines : rose, jasmin et ylang ylang.

Parfum « pur-sang » au caractère bien trempé, il renferme les secrets non élucidés de la féminité…


J ai utilisé dans cet article de larges extraits des auteurs suivants : https://galinagordeeva.livejournal.com/2925.html


de Sergey Borisov


Extraits de : « Cuir de Russie, mémoire du tan » par Sophie Mouquin avec Elise Blouet (auteur). Aux Editions Monelle Hayot 2017.


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