« L’Arbre du Monde » Partie 1
- Alain Mihelic

- il y a 27 minutes
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Un héritage mythologique dans la Russie moderne
Les termes : « L’Arbre de vie, l’Arbre-monde, l’Arbre du Monde » – seront utilisés indifféremment dans ce texte.
Introduction : Aux racines du monde
Depuis la nuit des temps, l’humanité a cherché à donner un sens à l’univers qui l’entoure.
Pour nombre de civilisations, la réponse s’est concrétisée dans la représentation d’un arbre gigantesque, unissant la terre, le ciel et les profondeurs.
L’arbre cosmique, ou arbre du monde, n’est pas qu’un motif mythologique : il est une représentation du lien fondamental entre les dimensions de l’existence.
L’arbre est ce qui relie ces trois niveaux : ciel, terre et monde souterrain. Il devient ainsi un pont ou un axe qui structure l’existence et donne du sens au rapport entre l’humain, le divin et l’invisible.

L’Arbre Monde, du ciel jusqu’à la terre
Chez les Slaves, cet arbre occupe une place essentielle. Bien avant l’arrivée du christianisme, il structurait la vision cosmologique de l’univers et guidait les rites communautaires. Même après la conversion officielle au christianisme au Xe siècle, il survécut longtemps, se fondant dans les traditions, dans l’art et dans l’imaginaire collectif.
Aujourd’hui encore, en Russie moderne, l’Arbre du Monde n’est pas qu’un souvenir des anciens cultes païens. On le retrouve dans les contes populaires, dans les broderies, dans les fêtes rurales et jusque dans la pensée écologique contemporaine.
Symbole d’unité entre les mondes et d’équilibre entre l’homme et la nature, il incarne un héritage mythologique toujours vivant.
La spiritualité russe a longtemps mêlé christianisme et héritages païens, phénomène connu sous le nom de dvoeverie (« double foi »). Cette dualité se retrouve dans le rapport moderne des Russes à la nature, où un arbre peut être perçu à la fois comme simple décor et comme symbole d’un lien entre le terrestre et le spirituel. Dans certaines campagnes, il reste d’usage d’attacher des rubans à des bouleaux ou à des tilleuls, perpétuant ainsi des rituels ancestraux.
Signification des rubans attachés aux arbres
Une offrande aux esprits de la nature
Dans les croyances païennes slaves, certains arbres — surtout le bouleau, le tilleul, le chêne — étaient perçus comme des demeures d’esprits bienveillants ou comme des points de passage entre les mondes.Le ruban représente alors une offrande symbolique, un cadeau léger et non destructeur.
Le Ruban concrétise une demande ou un vœu
Chaque ruban correspond à une requête particulière :
guérison,
protection,
fertilité,
réussite,
renaissance.
Ce geste est comparable aux “arbres à vœux” que l’on retrouve aujourd’hui partout dans le monde. Le ruban matérialise le souhait ; il devient une passerelle visible entre le désir, l’attente exprimée et le monde invisible.
Le ruban est un lien personnel avec le sacré
Dans la tradition slave, l’arbre est un médiateur entre les trois niveaux du cosmos :
En attachant un ruban, on “s’attache” symboliquement à cette structure cosmique, comme si l’on confiait son intention au souffle du monde.
Il est une survivance des rites féminins
Le bouleau, plus que tout autre arbre, demeure en Russie le symbole de la jeunesse et de la pureté, un protecteur féminin par excellence, étroitement lié aux grands rites du printemps — de Yarilo à la nuit de Kupala.
Les jeunes femmes y accrochaient des morceaux de tissu ou des couronnes pour demander amour, fécondité ou protection pour leur foyer.
Il reste une pratique syncrétique moderne
Aujourd’hui, ce geste peut être interprété aussi bien comme la survivance d’un rituel païen que comme une simple pratique folklorique, un acte poétique chargé d’émotion ou, parfois, une petite superstition discrète.
Dans les campagnes russes, cet acte n’est pas nécessairement religieux : il fait partie du tissu culturel, un pont entre modernité et mémoire ancienne.
Les Fondements Mythologiques
Dans la tradition slave, l’univers était structuré autour de trois niveaux :
Les racines plongent dans le monde souterrain, séjour des ancêtres et des esprits. Contrairement aux enfers terrifiants d’autres cultures, ce bas-monde est décrit comme un lieu lumineux et verdoyant, un « été éternel » où l’on retrouve ses proches.
Le tronc symbolise le monde terrestre, domaine des hommes et des créatures visibles.
La cime s’élève vers les neuf cieux, demeure des dieux et des forces célestes.
L’Arbre du Monde est souvent décrit comme un chêne majestueux ou un conifère colossal. À son sommet, logent les divinités célestes - dans ses branches se posent des oiseaux messagers - à ses pieds rôdent des serpents ou des dragons, gardiens du passage vers l’invisible.
Ce cosmos prend racine dans une cosmogonie : selon les légendes, tout naquit du Vide primordial, un océan sombre et infini.
Le dieu créateur Rod fit émerger de cette obscurité un œuf cosmique. De sa coquille, brisée en deux, se formèrent le ciel et la terre.
Voir Article :"Mythologies des Peuples Slaves 1ere Partie"
Voir Article : "Mythologie des peuples slaves 2-le pantheon des dieux"
De cet acte naquit Mati Syra Zemlya, la Terre-Mère humide, qui façonna montagnes, vallées et mers.

Mat Zemlya, ou Mati Syra
Divinités et l’Arbre du Monde
L’Arbre n’est pas isolé : il est au cœur des relations entre les divinités slaves et les hommes.
Voir Article : « Mythologie des Peuples Slaves, le Panthéon des Dieux »
Voir Article : « Mythologies des Peuples Slaves : la religion et les croyances »
Péroun, dieu du tonnerre, règne sur la cime. Symbole de la puissance céleste, il incarne l’ordre et la guerre juste.
Vélès, maître du bétail et des richesses, habite les profondeurs. Associé à la magie et au monde des morts, il se trouve souvent en opposition avec Péroun dans une lutte cyclique entre ciel et terre.
Rod, principe créateur, est lié à l’Arbre en tant que source de vie. Lors de la christianisation, il fut parfois assimilé au Christ.
Mati Syra Zemlya, (« Terre Mère Humide ») est la plus ancienne divinité de la mythologie slave. Au début du Moyen Âge, Mati Syra Zemlya était l’une des divinités les plus importantes du monde slave. Elle était vénérée sous sa forme naturelle et n’avait pas de visage ou de ressemblance humaine.
Svantovit, (ou Sviatovit) dieu à quatre têtes, était honoré lors des fêtes de fin de récoltes. Sa corne emplie de vin neuf garantissait l’abondance de l’année à venir.

Du côté de chez Svann tovit
Svantovit – le dieu de la guerre, du soleil, de la victoire contre les Slaves de l’Ouest, était représenté par un dieu à quatre têtes. Les fêtes en son honneur commençaient à la fin des récoltes, en août. Les Slaves apportaient en cadeau à Dieu les fruits récoltés dans les champs et les vergers. Le prêtre remplissait la corne de Svantovit d’un vin jeune, symbolisant la plénitude de la récolte de l’année suivante. Des jeunes animaux étaient sacrifiés à Svantovit, et étaient mangés immédiatement au cours de la fête.
Ainsi, l’Arbre n’est pas qu’un décor cosmique : il est le théâtre de l’action divine, l’axe reliant Péroun au sommet et Vélès aux racines.
Parce qu’ils attirent la foudre, et que la foudre, c’est le domaine de Peroun, le grand dieu du tonnerre, armé de ses éclairs comme un super-héros antique, les chênes ainsi frappés étaient des points de contact directs avec le divin.
Symbolisme et Cosmologie
Dans la vision cosmologique slave, le monde des vivants est représenté comme un plateau entouré d’eaux. Cette conception est liée au cycle des saisons et à la migration des oiseaux, qui symbolisent la mort et le retour à la vie.

Axis Mundi – Le grand axe entre les dimensions
L’Arbre du Monde est à la fois vertical et horizontal.
Horizontalement, il organise l’espace autour des quatre points cardinaux.
Verticalement, il relie les trois sphères de l’existence.
Cette division en trois royaumes sur l’axe vertical et en quatre points cardinaux sur le plan horizontal se reflète dans l’iconographie des divinités slaves, comme Triglav avec ses trois têtes et Svantovit (ou Sviatovit) avec ses quatre têtes.

Sviatovit, la statue géante, à quatre têtes
L’Arbre du Monde est censé se dresser au centre du monde, au croisement des directions cardinales. Les Slaves imaginaient que tout tournait autour de lui. Les oiseaux venaient s’y poser, les esprits y faisaient halte, et les hommes, eux, le vénéraient comme une borne cosmique, symbole vivant de la connexion entre l’homme et l’univers.
L’arbre de vie et le rocher d’Alatyr
Dans le folklore slave, il existe une croyance selon laquelle toutes les rivières coulent d’une source qui se trouve sous la pierre sacrée Alatyr sur l’île mythique de Buyan (Bouïane).
Sur ce rocher, doté de pouvoirs magiques et de guérison, se dresse l’Arbre du Monde, pilier qui soutient l’univers (le monde souterrain étant situé dans ses racines).
Le nom « Alatyr » est principalement présent dans les sources slaves orientales, mais il existe également dans de nombreuses autres interprétations mythologiques slaves. Il est mentionné dans les histoires, comme une force puissante et éternelle.

L’Arbre Monde sur son piédestal
On dit que l'Arbre-Monde se nourrit de la pierre magique et curative et donne ainsi de la nourriture au monde entier.
Rituels et pratiques populaires
Dans la vie quotidienne des anciens Slaves, certains arbres étaient sacrés. On célébrait des rituels sous les grands chênes ou les tilleuls, que l’on décorait de rubans colorés. Ces traditions ont perduré jusque dans la Russie chrétienne : encore aujourd’hui, dans certaines campagnes, des bouleaux ornés de tissus sont considérés comme des lieux de vœux et de prières.
La fête estivale de Kupala (Saint-Jean) en est l’exemple le plus parlant. On y célébrait le feu, l’eau et la végétation. Les jeunes filles tressaient des couronnes de fleurs qu’elles laissaient flotter sur l’eau, cherchant des présages d’amour. Les couples sautaient ensemble par-dessus les feux, symbole de purification et de fertilité. L’arbre décoré, dressé au milieu du village, incarnait l’axe reliant tous ces éléments.
Voir Article : « La Fête de Kupala »
Aux mariages, on plaçait un arbre ou une branche au centre de la maison, symbole de la nouvelle famille. Aux funérailles, on plantait parfois un arbre sur la tombe, image du passage de l’âme vers un autre monde.

Le chêne sacré
L’Arbre du Monde dans la tradition
Les contes slaves regorgent de références à l’Arbre cosmique. Il est le perchoir de l’oiseau de feu, gardien de trésors ou messager du destin. Dans certains récits, le héros doit grimper à l’arbre pour atteindre le royaume céleste, ou descendre dans ses racines pour affronter les forces obscures.
Voir Article : « L'histoire d'Ivan Tsarévitch, du Loup Gris et de l'Oiseau de Feu»

L’Oiseau de Feu
Les oiseaux, jouent le rôle de messagers entre les mondes.
Le serpent ou le dragon, quant à lui, vit au niveau de ses racines, gardien du passage vers l’autre monde.
Les bylines, épopées orales russes, mentionnent souvent l’Arbre comme point de départ ou d’arrivée du voyage initiatique. Il incarne à la fois l’épreuve et la récompense, le passage obligé vers la transformation.

L’Arbre de Vie protégeant le monde
L’Arbre de Vie dans l’art et l’artisanat :
Dans l’art populaire slave, l’Arbre de Vie est omniprésent. On le retrouve sur les rushnyk, serviettes rituelles brodées utilisées lors des mariages, baptêmes ou funérailles, les bénédictions et même pour accueillir un invité avec du pain et du sel.
(Voir Article : « La Symbolique du Sel et du Pain »).
Le motif central est souvent un arbre stylisé, flanqué de deux oiseaux, symboles de fertilité et de protection.
Chaque petit point de fil n’est pas décoratif, mais protecteur. Les grand-mères slaves, armées de leurs aiguilles, brodaient des symboles qui faisaient office de pare-feu spirituel. Bref, elles étaient les véritables pourvoyeuses de sécurité.

Exemple typique d’un rushnyk de mariage
Reprenant un motif central d’arbre entouré de fleurs qui sont symboles de fertilité et continuité de la vie.
Les artisans du bois sculptaient des arbres stylisés sur les linteaux de maisons, les coffres, les Berceaux ou les ustensiles.
Quoi de mieux qu’un symbole de stabilité et de vie pour protéger un nouveau-né ou une maison ?
Et puis, ça fait aussi un joli motif. Les Slaves ont le sens de l’esthétique, même quand il s’agit de conjurer le mauvais sort.
Dans l’iconographie chrétienne, la Croix prit parfois la fonction d’« arbre cosmique », mais des éléments décoratifs continuèrent de rappeler l’arbre païen.
Aujourd’hui encore, ce motif inspire la peinture, la céramique et les arts décoratifs russes, où il conserve sa fonction protectrice et symbolique.

Motif brodé de l'Arbre de Vie (Point de Croix)
Un motif traditionnel rouge-brun, typique du style slave, avec l’arbre au centre et des ornements géométriques
Conclusion — Un symbole vivant entre passé et présentntre passé et présent
Ainsi, l’Arbre du Monde slave n’appartient pas seulement au passé : il demeure un symbole vivant, enraciné dans l’âme culturelle russe. À travers lui, les anciens Slaves ont exprimé leur compréhension du cosmos — un univers à la fois ordonné et traversé de mystères — mais aussi leur lien viscéral à la nature et aux cycles de la vie.
De la mythologie à l’art populaire, des rituels paysans aux motifs brodés, l’Arbre du Monde a conservé sa puissance d’évocation : celle d’un axe reliant les hommes aux dieux, la terre au ciel, la matière à l’esprit. Son image, transmise de génération en génération, continue d’habiter la mémoire collective et de nourrir la sensibilité russe contemporaine, où spiritualité et respect de la nature demeurent intimement liés.
Enraciné dans la pierre sacrée d’Alatyr, nourri par les récits des anciens et les gestes des artisans, il incarne plus qu’un symbole cosmique : il est la mémoire même du monde, un pont entre l’ancien et le moderne, entre le visible et l’invisible.
Dans la seconde partie, nous verrons comment cette vision de l’Arbre du Monde trouve des échos étonnants dans d’autres civilisations — du Yggdrasil nordique au Ceiba maya, du Frêne celtique au Bodhi asiatique — révélant une intuition universelle : celle d’un axe sacré autour duquel s’ordonne toute existence.



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